Notre regard est-il conditionné par nos origines, notre culture, notre couleur de peau ?
Il est question dernièrement de genre du regard, puisque l’on distingue désormais dans le cinéma et les arts visuels le regard féminin, female gaze , du regard masculin. Peut-on alors appliquer le même principe de distinction en fonction des origines géographiques de celui ou celle qui regarde ? En d’autres termes, une personne à la peau blanche regarde-t’elle une autre à la peau noire différemment de la façon dont la regarderait une personne ayant elle-même la peau noire ? En somme, les représentations visuelles qu’une personne produit sur un pays ou une culture différente de la sienne sont-elles déterminées par sa propre culture ?
Du déterminisme social du photographe
Puisque nous sommes conditionnés par notre genre, nos origines et notre éducation, notre regard est par conséquent le fruit de ces différents conditionnements, il est le prolongement de notre identité. Ainsi, je regarde le monde avec mes yeux de française, femme, blanche et de classe moyenne. En tant qu’individu, est-il alors possible d’outrepasser ces contraintes et ces déterminants identitaires ? En somme, puis-je regarder, au-delà de ma propre condition ?
De la subjectivité de la photographie
Chacun sait qu’une photographie ne peut-être une reproduction exacte et purement objective de la réalité. Elle en est toujours une interprétation et par là même, subjective. Le photographe humaniste Willy Ronis disait : « Chacun de nous porte en soi une vision intérieure. Une photo réussie est, en partie, le portrait de son auteur ». Pourtant, et c’est un paradoxe, les images semblent véhiculer une certaine forme de langage universel. Elles véhiculent des messages qui peuvent être compris de tous, quelles que soient nos origines, bien que _et nous le voyons avec les crispations que provoquent les représentations divines dans certains pays_ nous ne les interprétons pas tous de la même manière. Ainsi, il paraît évident que notre lecture d’une image diffère en fonction de qui nous sommes. Dans quelle mesure alors peut-on appliquer cette divergence d’interprétation du réel à la production d’une image extraite du réel ? C’est-à-dire, en quoi la personne que je suis détermine la façon dont je vais prendre un sujet en photo ?
Un blanc peut-il encore photographier un noir?
Le photographe malgache Pierrot Men me dit un jour : « C’est parce que tu comprends, que tu vois ». Cette phrase m’interpella immédiatement si bien que je la notai précieusement dans l’un de mes carnets. Aujourd’hui, je voudrais analyser ma compréhension de ce monde qui était alors nouveau à mes yeux et que je capturais sans réfléchir. J’ai quitté Madagascar en 2012. Puis j’y suis retournée deux fois, en 2017 et en 2020. En 2017 je réalisai un reportage « Dans les yeux de Pierrot Men » publié dans le magazine Réponses Photo sur la pratique photographique de l’artiste humaniste malgache désormais reconnu. J’eus le privilège de l’accompagner quelques jours et de le questionner sur sa pratique. Je réalisai par ailleurs une série de portraits sur les femmes des hautes terres de la région de Fianarantsoa. Je commençai également un travail sur le Canal des Pangalanes et ses habitants. En 2020, j’entamai un travail sur les pêcheurs de la côte Est ainsi que sur les femmes casseuses de cailloux de la région de Toamasina. Peut-être ai-je désormais le recul nécessaire pour analyser ma pratique photographique d’alors ?
La photographie, une pratique inconsciente?
Notre regard est façonné par les sujets qu’il rencontre en chemin. J’aime cette idée selon laquelle le résultat d’une image n’est pas uniquement le fruit de celui qui appuie sur le déclencheur mais plutôt le fruit d’une rencontre entre regardant et regardé. « I don’t take pictures, pictures take me » . Ainsi, ai-je pu véhiculer à travers mes photographies, une représentation visuelle universelle des femmes et des hommes que j’ai rencontrés là-bas ? Ou bien ai-je été le pantin de l’héritage colonial de mes ancêtres photographes ? Ai-je montré une vision de femme blanche sur un monde social africain ou bien la couleur de peau s’est-elle évanouie au beau milieu du processus de prise de vue ? On ne voit bien qu’avec le cœur disait Antoine de Saint-Exupéry, le reste est invisible pour les yeux. Nombreux sont les photographes qui ont pris conscience de cette connexion nécessaire entre le cœur et l’esprit, ce don empathique nécessaire à toute rencontre et donc à toute photographie.
Voilà les interrogations que je souhaite soulever. Je voudrais pouvoir comprendre, à travers l’observation des images, en quoi cette pratique est conditionnée par ma couleur de peau et mon pays d’origine et en quoi elle est héritière de l’influence coloniale que la France a exercé et continue d’exercer sous une certaine forme sur Madagascar et d’autres pays africains.
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